Pierre Lévy

Entre méthodes et pratiques en design - un moment d'apprentissage

Lévy, P. (2021). Entre méthodes et pratiques en design - un moment d'apprentissage, presented at Conservatoire National des Arts et Métiers, Paris, France. November 18th, 2021.

/ Résumé / Je voudrais m'intéresser aujourd'hui à la place des méthodes et des pratiques en design, et décrire leur entre-deux comme un lieu de développement des pratiques, c'est-à-dire comme moment d'apprentissage réflexif sur la pratique.

Entre méthodes et pratiques en design - un moment d’apprentissage

Pierre Lévy, professeur du CNAM, Chaire Design Jean Prouvé

Je voudrais m’intéresser aujourd’hui à la place des méthodes et des pratiques en design, et décrire leur entre-deux comme un lieu de développement des pratiques, c’est-à-dire comme moment d’apprentissage réflexif sur la pratique.

1. Le design

Le premier point d’attention porte sur la notion même de design et la façon dont il est décrit par la propre communauté de recherche en design. Un récent article (Blackler et al., 2021) propose une analyse de vingt ans de discussion sur l’une des listes de diffusion les plus actives et renommées dans le monde (PHD-DESIGN List, n.d.) et portant sur la définition du design. Sa conclusion est comme suit (traduit par l’auteur) :
Malgré un discours robuste autour des perspectives pertinentes sur le design, les discussions de la liste sont et ont été répétitives, sans aucun progrès significatif vers une définition consolidée du design. […] Nous proposons qu’il n’est peut-être pas possible de définir le design de cette manière, et que le domaine devrait s’éloigner de la réitération et discuter de l’importance du rôle du design… (Blackler et al., 2021)

On note déjà que la tentative de définir le design semble inaboutie, et les auteurs de l’article suggèrent que cette tentative est inévitablement vouée à ne jamais aboutir. Le design ne se laisse pas définir et il serait temps de passer à autre chose : au lieu de questionner ce qu’est le design (description de l’état), il semble plus judicieux de questionner le rôle du design (description de l’action).

La résistance du design à la définition semble également être exprimée par Johan Redström (2017) lorsqu’il s’intéresse aux fondations du design (traduit par l’auteur) :
Le design semble fonder son existence sur des complexités issues de dichotomies. De négocier la forme et la function. D’engager l’artisanat et ses compétences, et de travailler avec la production industrielle. De travailler avec des processus ouverts et d’être profondément engagé à la méthode. D’être centré-utilisateur et design-driven. D’être art et science. […]
Et le design peut aussi être remarquablement résilient et désireux de s’engager à tout cela, ce qui n’est ni blanc ou noir, mais complexe et coloré. […]
La raison pour laquelle on apprécie tellement les dichotomies en design est parce qu’elle permet d’adresser le conflit, la collision, et les contradictions, et d’ouvrir ainsi de nouvelles perspectives et potentiels.

Ce que nous dit Redström est que l’on peut trouver la force du design (certains disent le pouvoir du design, nous dirons sa capacité d’action) au sein des dichotomies. C’est en effet dans la collision, la contradiction ou l’irrégularité (Lévy, 2018, 2019) que des opportunités nouvelles se créent et que des transformations sont possibles. Dans un entendement commun et global, c’est-à-dire sans friction, la transformation est bien moins probable.

La première conclusion est donc ainsi : Le design est insaisissable, et c’est plutôt une bonne nouvelle ! La pratique réflexive ainsi que l’acceptation de plusieurs perspectives et de dichotomies semblent donc pertinentes pour le design.

2. Méthodes et activités

Les méthodes en design sont essentielles pour la formalisation des processus de conception en design. Elles le sont donc dans l’enseignement puisqu’elles permettent de clarifier un cadre pour le projet et à l’apprenant d’appréhender des complexités précédemment discutées. Elles le sont dans la pratique professionnelle à la fois pour la gestion du projet et pour la communication du et autour du projet.

Toutefois, les méthodes existantes, et nous prenons ici pour exemples le double diamant proposé par le Design Council (2019) et le Model MV proposé par Kees Dorst (2015), semblent s’attacher à une séquence ordonnée d’activités prédéfinies, séquence souvent contredite par la pratique.

La pratique peut être plus fidèlement décrite par les actions situées qui la constituent. C’est ce que propose le Reflective Transformative Design Process (C. Hummels & Frens, 2009) qui propose une perspective effective autant pour la pratique elle-même du design que pour son enseignement. La description d’activités permet de cadrer la pratique sans pour autant imposer un ordre hors contexte. L’expérience montre en effet que le projet doit s’adapter aux ressources accessibles et aux contraintes et opportunités qui se présentent.

De plus, dans une période où le design s’investit de plus en plus dans l’arène sociale et politique, nous avons développé une nouvelle approche, les pratiques transformatives (C. C. M. Hummels et al., 2019), qui justement reprend cette idée de discuter la pratique au travers d’activités tout en incluant des notions liées entre autres à la participation sociale et à la complexité.

Ces approches ne prescrivent ni séquence ni réelle limite aux activités, si bien que la pratique ainsi décrite peut paraitre à la fois déstructurée et omnipotente. Mais c’est justement au travers de l’une des dichotomies proposées par Redström - travailler avec des processus ouverts et d’être profondément engagé à la méthode - qui expose la force de l’association contradictoire formée par la méthode et la pratique, celle d’une activité réflexive possible grâce au delta entre pratique et méthodes, qui invite justement à une réflexion transformative, et donc apprenante, de la pratique du design.

C’est donc là la seconde conclusion de ma présentation aujourd’hui : Les méthodes et !es activités forment donc une dichotomie en design. C’est au travers de cette dichotomie que la pratique du design s’établit, au travers d’une réflexion transformative et apprenante de la pratique.

Bibliographie

Blackler, A., Swann, L., Chamorro-Koc, M., Mohotti, W. A., Balasubramaniam, T., & Nayak, R. (2021). Can We Define Design? Analyzing Twenty Years of Debate on a Large Email Discussion List. She Ji: The Journal of Design, Economics, and Innovation, 7(1), 41-70. https://doi.org/10.1016/j.sheji.2020.11.004

Design Council. (2019). What is the framework for innovation? Design Council’s evolved Double Diamond. Design Council. https://www.designcouncil.org.uk/news-opinion/what-framework-innovation-design-councils-evolved-double-diamond

Dorst, K. (2015). Frame Innovation: Create New Thinking by Design. MIT Press.

Hummels, C. C. M., Trotto, A., Peeters, J. P. A., Levy, P., Alves Lino, J., & Klooster, S. (2019). Design research and innovation framework for transformative practices. In Strategy for change (pp. 52-76). Glasgow Caledonian University.

Hummels, C., & Frens, J. (2009). The reflective transformative design process. Proceedings of the 27th International Conference - Extended Abstracts on Human Factors in Computing Systems CHI09, 2655-2658. https://doi.org/10.1145/1520340.1520376

Lévy, P. (2018). Le temps de l’expérience, enchanter le quotidien par le design [Habilitation à diriger des recherches]. Université de Technologie de Compiègne, France.

Lévy, P. (2019). Designing for the everyday through thusness and irregularity. Proceedings of the International Association of Societies of Design Research Conference 2019, IASDR19. International Association of Societies of Design Research Conference 2019, Manchester, UK.

PHD-DESIGN List. (n.d.). Retrieved 4 December 2021, from https://www.jiscmail.ac.uk/cgi-bin/webadmin?A0=PHD-DESIGN

Redström, J. (2017). Making design theory. MIT Press.