Pierre Lévy

Leçon inaugurale de la Chaire de design Jean Prouvé

Lévy, P. (2022). Le moment du design - Lecture inaugurale de la Chaire de Design Jean Prouvé, presented at Conservatoire National des Arts et Métiers, Paris, France. May 13th, 2022.

Table des matières

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Inaugural lecture - Les moments du design

Pierre Lévy

Le moment du design

Leçon inaugurale de la Chaire de Design Jean Prouvé, 18 mai 2022

 
Merci Ruedi pour cette introduction chaleureuse. Ton parrainage de la chaire ne peut être qu’un bon présage pour ce qu’elle peut et va devenir.

Cher administrateur général, cher Marc, cher Jean-Claude, chers collègues, chers amis, chère famille, chers auditeurs présents ici ou quelque part en ligne, c’est un grand plaisir de pouvoir débuter cette leçon inaugurale aujourd’hui au CNAM.

Nous avons décidé, Lucie et moi, de faire nos leçons inaugurales ensemble, car il nous a semblé opportun de souligner la proximité et la complémentarité de nos sujets et de nos façons de faire, et de célébrer ce que le CNAM est pour tous : un lieu d’apprentissage et de développement, et aussi un lieu d’échange et de partage interdisciplinaire et intermétiers.

Cela impose également que nos leçons soient chacune d’une quarantaine de minutes chacune, afin que tout cela reste une célébration et un moment agréable, et que ça ne devienne pas un supplice pour vous.

Alors commençons tout de suite.

1. Jean Prouvé

// où le design s’inscrit dans un historique sur le matériau, le faire, la société et l’attachement au quotidien

C’est un événement pour une chaire de design et un honneur pour son titulaire que le nom de Jean Prouvé y soit associé. Et je voudrais particulièrement remercier Mme Catherine Prouvé, pour sa présence aujourd’hui et pour son aide précieuse afin que cette association soit devenue une réalité.

Cette association s’inscrit bien sûr dans la filiation des chaires au sein de CNAM – et en particulier entre la Chaire d’arts appliqués aux métiers dont Jean Prouvé a été titulaire de 1958 à 1971 et celle de design Jean Prouvé qui démarre symboliquement aujourd’hui. Mais cette association joue également le rôle de médiation, permettant un moment de dialogue et de revendication sur ce qu’entend être la Chaire de design Jean Prouvé.

Je propose donc dans cette première partie de discuter de cette filiation, non dans une perspective historique, mais plutôt pour y trouver une inspiration de ce que peut être une Chaire de design au CNAM aujourd’hui, dans la société actuelle, avec ses propres défis sociaux, économiques, technologiques, et bien sûr écologiques. Au lieu de regarder dans le rétroviseur trop longtemps, il nous faut surtout voir cette filiation comme un moyen de regarder devant, et de nous aider à réfléchir sur ce qu’il y a à faire ici et maintenant en vue d’un futur qu’il nous faut encore imaginer et fabriquer.

1.1 Un parcours

À mes yeux Jean Prouvé incarne un positionnement essentiel du design. Jean Prouvé a été ferronnier d’art, ingénieur (autodidacte), designer (autodidacte), architecte (autodidacte), résistant, acteur du programme de reconstruction français d’après-guerre, maire de Nancy, associé à l’Abbé Pierre pour la création d’une Maison des jours meilleurs. Venant de la ferronnerie traditionnelle, il a contribué à poser un regard moderne sur les matériaux, sur les formes et sur les usages. Son attachement à une conception pour l’usage et à destination de tous, et en particulier des plus modestes, en fait un acteur important d’après-guerre pas uniquement pour le monde de l’architecture et du design, mais pour la société dans son ensemble.

Et à ce titre, Jean Prouvé place le design là où on le veut : un acteur sociétal, producteur de propositions ingénieuses d’arrangements matériels dont la valeur émerge de leur utilisation et de leur potentialité de transformation. En d’autres termes, la valeur est à chercher du côté de l’appropriation des propositions du designer et de leurs conséquences pour la société.

Il s’agit donc de travailler sur ce que j’appelle la « contexture » des environnements dans lesquels nous évoluons, c’est-à-dire sur leur forme et leur texture. Je reviendrai plus tard de cette notion de contexture développée au cours de ma recherche.

1.2 Le faire, la réflexion, et la vision

Par ailleurs, l’historien de l’art, architecte et sociologue Nils Peters, qui a réalisé une biographie sur Jean Prouvé1, nous rappelle que durant ses cours au CNAM, « Jean Prouvé n’était pas bavard, et préférait dessiner et visualiser ses idées sur le tableau noir. Ce qu’il montrait par ceci, fidèle à ses convictions, est que la pratique des théories était primordiale et que la connaissance acquise seulement académiquement ne pourrait guère inspirer de la créativité ». Il en va donc d’une attitude à l’égard de la relation entre la pratique et la théorie dans le domaine de la conception au sens large : celle d’étudier, de comprendre, et d’impliquer les évolutions scientifiques, technologiques, sociales, écologiques, et de leur trouver place dans la société au sein du quotidien de tous et de chacun.

Le design se présente donc comme une pratique et une attitude, interrogeant les mondes possibles, afin, comme nous le propose les politologues Trevor Hancock et Clement Bezold2 d’avancer vers des mondes préférables. Le design n’est donc pas qu’une histoire de création d’artefacts, une offre marchande de trucs. Travailler ces futurs au travers du design demande que la pratique s’accompagne d’une réflexion sociétale, politique, éthique, écologique et que cette réflexion ait lieu en action, c’est-à-dire au cœur même de la pratique du design.

Et là se trouve le premier aspect pour lequel la chaire de design se revendique dans la continuité de Jean Prouvé : une attitude à la croisée du faire, de la réflexion, et de la vision.

1.3 Au quotidien

Cet attachement à l’exploration et à la compréhension puissante du matériau, de la technique et de l’esthétique qui peut s’en dégager sont au fondement de l’excellence de l’œuvre de Jean Prouvé, et résonnent avec l’école de Nancy qui s’efforce de revitaliser l’art, et de faire en sorte que la vie quotidienne en soit imprégnée.

Cet environnement — ce que je nommerai plus tard cette tradition — a probablement contribué à faire de Jean Prouvé artisan d’art un Jean Prouvé explorateur de nouveaux matériaux et de nouveaux projets, avec une sensibilité forte pour le quotidien et une attention particulière apportée à la dimension sociétale de son art. Ce que l’architecte Jean Nouvel note aussi lorsqu’il dit, parlant de Jean Prouvé, que « rarement l’éthique a créé une beauté aussi claire »1.

1.4 Une posture sociétale

Le design donc est une pratique, une attitude et une posture sociétale :

  • celles d’abord de progresser dans l’incertitude, car le design est souvent dans une situation risquée où il doit agir en n’ayant qu’une information partielle ou approximative de son sujet ;
  • celles ensuite de mener sans cesse une pratique réflexive pour continuer à s’ouvrir sur de nouveaux possibles ;
  • et celles enfin qui font force de proposition pour une société et un quotidien, avec l’ambition qu’ils soient bienveillants pour chacun.

Et là se trouve le deuxième aspect pour lequel cette chaire de design se revendique dans la continuité de Jean Prouvé : l’ambition que le design et les métiers d’arts soient à la fois des pratiques, une attitude et une posture sociétale au service de la transformation du quotidien de tous.

2. Le design

// où le design est une attitude et une activité située et construite sur des ambivalences

Nous avons donc établi la posture sociétale visée par le design, ou du moins visé par la chaire au travers de ses activités à venir. Mais la question du design reste entière, et même si la route est par expérience semée de nombreuses embûches, empruntons-là, au moins un peu.

2.1 Ce que fait le design

En effet, la définition du design a toujours été une problématique difficile – une longue histoire de discussions intenses et de conclusions ratées – et donc une question jusqu’ici insatisfaite. Un article récemment écrit par la professeure en design Alethea Blackler et ses collègues3 fait état de vingt ans de discussions mondiales sur la définition du design sans véritable résultat consolidé. Par une stratégie assez populaire de nos jours, les auteurs nous invitent alors à réfléchir plutôt sur « l’importance du rôle du design dans la conversation mondiale sur les approches transdisciplinaires de la recherche et de la conception des scénarios futurs et des voies émergentes pour l’humanité ».

Cette approche n’est à mon avis en rien satisfaisante, car encore une fois elle se détourne de la question du design. Or si à défaut de ne pouvoir déterminer ce qu’est le design, et sachant qu’il est au moins une pratique, une attitude et une posture, alors l’effort de clarification devrait se tourner vers ce que fait le design.

2.2 Le design est situé

Cela peut partir d’un principe essentiel du design : celui de sa situation. J’entends par là que le design est situé : il trouve sa pertinence grâce à ce qu’il peut proposer comme arrangements potentiellement transformant. En d’autres termes, le design se perd et ne peut, ni même ne sait agir dans l’abstrait. C’est ici-bas, là où le vécu se déroule, là où le design se frotte à la matière, se cogne à l’expérience, que le design agit et établit sa pratique. Alors gardons cela en mémoire : le design est situé.

2.3 Le design est coloré

Je reprends également avec intérêt la remarque formulée par le philosophe du design Johan Redström4, qui montre que le design est fondamentalement et historiquement structuré sur des dichotomies. Nous nous intéressons particulièrement aux relations dichotomiques entre méthodes et pratiques, entre quotidien et enjeux globaux, entre arts et industrie, pour n’en citer que quelques-uns. Ces dichotomies sont des lieux de frictions, ce que je nomme en m’inspirant des écrits du penseur japonais Yanagi Soetsu des irrégularités5,6, et je reviendrai plus tard sur cette notion, qui invite le design à questionner en permanence son positionnement et son action.

La pratique du design est donc fondamentalement réflexive. Comme pratique située dans un contexte complexe, cette réflexion portant – comme nous l’avons déjà vu – sur ce qu’il fait, le design ne trouve pas non plus de réponse définitive. Cette réponse est toujours changeante. En cela, le design est insaisissable. Autrement dit, et en complétant les propos de Johan Redström par ceux que j’ai proposés avec les professeures Ambra Trotto et Caroline Hummels, et nos collègues au travers des Pratiques Transformatives7, il est complexe et coloré, c’est-à-dire riche de sa variété de pratiques ; il est résilient et apprenant, engagé et transformant.

2.4 L’attitude

Dans sa pratique, le designer engage des savoirs, des savoir-faire, et une attitude. Dans cet engagement, il lui importe d’effectuer un travail de qualité comme fin en soi – c’est ce que nous indique le sociologue Richard Sennett8. Il lui importe de faire appel et avoir confiance en ses sens et son imagination, en son intuition et sa curiosité – c’est ce que nous rappelle le professeur en design Kees Overbeeke9. Il lui importe finalement de faire appel à ses compétences et ses connaissances soit pour faire (c’est-à-dire travailler et dialoguer avec la matière), soit pour penser (c’est-à-dire travailler et dialoguer avec des idées).

2.5 L’instabilité durable

Plongé dans les pratiques tel qu’elles sont vécues et tel qu’elles se réalisent, le design s’intéresse et se situe de plus dans un monde complexe. Il fait, questionne, réfléchit, ouvre vers des possibles, sans jamais mettre de côté l’ambiguïté et l’incertain… ce qui lui résiste en somme, le monde tel qu’il est vécu.

Il avance, et progresse donc dans une forme d’équilibre qui n’est en fait qu’apparente. Elle est formée par une multitude de déséquilibres temporaires. Caroline Hummels et moi-même avons nommé cela l’instabilité durable du design, qui qualifie donc la dynamique dans laquelle le design travaille. Les déséquilibres sont des moments de changements potentiels de la pratique : les réflexions en action et sur l’action permettent le changement, nécessaire pour maintenir une cohérence dans la pratique, nécessaire à l’apprentissage et au développement se faisant au travers de la pratique10.

Il apparaît donc pertinent de faire appel à la phénoménologie, et plus généralement aux philosophies que l’on rassemble autour de la notion d’embodiment. Pour être bref, ces philosophies montrent que nous percevons le monde en interagissant avec lui. Cette perception, fondamentalement active, nécessite un corps et des compétences. Nous percevons le monde par la potentialité de nos actions (ce que l’on peut faire), et en interagissant avec lui (par ce que l’on fait). Il y a donc une primauté du corps sur l’action, et une primauté de l’action, ou du moins du potentiel d’action sur la cognition, ce qui n’évacue en rien l’importance de la symbolique dans l’expérience humaine (aux niveaux esthétiques, sociaux et culturels).

2.6 L’anthropologie symétrique

Voilà, de façon synthétique, nous avons donc vu que le design est une pratique dont la perspective est à la fois individuelle et collective, sociale et politique, transformatrice et virtuose de la complexité et des normes.

Il questionne comment les arrangements matériels qu’il propose peuvent transformer les pratiques, celles des autres et la sienne, et dans un mouvement complémentaire comment ces pratiques sont le moment11 d’une appropriation des propositions faites par le design.

Le design est alors porteur de sens venant potentiellement modifier le contexte dans lequel les personnes et les pratiques évoluent. Il est donc une médiation rendant possible la transformation, en donnant à l’action et à son acteur la possibilité de discerner et de penser sa condition et ses possibles, qu’il s’agira par la suite de sélectionner et d’approprier.

En design, il est donc question de ce que nous pouvons faire de nos environnements personnels, sociaux, écologiques… et de ce que ces environnements font de nous. Une forme d’anthropologie symétrique.

On se pose donc ici la question de l’esthétique et de l’éthique des contextes dans lesquels nous vivons et dans lesquels les pratiques performent. C’est ce que j’ai nommé dans mon travail d’HDR la contexture, la texture du contexte de nos pratiques5, qui permet la transformation de ces pratiques au travers de la médiation du design.

3 Une perspective

// où la tradition, l’irrégularité et le moment viennent structurer un design sociétal

Le paysage du design ainsi décrit, il me semble maintenant important d’avancer dans cette leçon en positionnant la chaire et son travail dans ce paysage.

Pour cela, nous devons prendre parti, c’est-à-dire que nous devons structurer et formuler une approche et une perspective à partir desquelles nous travaillerons. Et c’est principalement de la perspective que je propose pour la chaire que je vais maintenant développer.

3.1 Les métiers d’art

3.1.1 Le maniement

Pour commencer, il faut souligner la proximité du design aux métiers d’art. Déjà certes de façon institutionnelle – ce qui est le cas particulièrement ici dans la relation étroite construite entre le cnam et les lycées et les écoles des métiers d’arts et du design –, mais également parce qu’ils sont tous les deux socialement situés et engagés pour la proposition d’un beau à valeur sociétale au travers de l’usage et de l’utile.

Et il faut en effet rappeler brièvement que la contemplation des œuvres produites par les métiers d’art n’est pas suffisante pour les apprécier. C’est au travers de leur maniement que leur matérialité s’exprime et se dévoile. C’est au travers de leur maniement que leur utilité et leur valeur prennent sens. Tout comme pour le design, c’est donc au travers de leur maniement que leur esthétique se découvre pleinement.

Si les métiers d’art ont un rôle social en tant qu’œuvres12, c’est bien que cette matérialisation du beau au travers de l’utile et du durable a une pertinence sociétale et écologique, ce dont notre époque a bien besoin.

3.1.2 La qualité

À côté de cela, le développement de l’industrie, c’est-à-dire de la production segmentée, mécanique et informationnelle, laquelle a permis un développement et des innovations impressionnantes au cours des derniers siècles – et le CNAM en est riche d’exemples et d’expériences –, lance également un défi à la production des arts appliqués et à l’importance de la qualité et de l’œuvre dans le quotidien.

Et ne nous y trompons pas, l’industrie est nécessaire pour servir une population qui continue de s’accroitre (cher Ruedi, ne discutons-nous pas de 10 milliards d’humains13!). Et c’est le rôle du concepteur (qui dans l’imaginaire peut-être un ingénieur ou un designer, et qui dans la réalité est un groupe multidisciplinaire, multiculturel, multimétier de personnes qui ensemble conçoivent et produisent) de projeter des propositions pour aller vers un monde préférable. Et dans ce souhait, la qualité de l’arrangement matériel proposé ne peut être absente. Raisonnons par l’absurde et nous verrons rapidement l’absurdité d’un monde qui douterait de la nécessité du beau.

Il revient donc aux artisans d’art, aux designers et aux ingénieurs, de non seulement garder le geste et la tradition qui permettent une création de qualité, mais aussi de renforcer celle produite par la machine. Que la fabrication profite des compétences, de la sensibilité, de l’attitude de l’artisan d’art afin d’améliorer la machine, son utilisation, et ses livrables ! Il revient alors à l’artisan d’art de ne pas se distancier de la production industrielle, mais bien au contraire, et je pense à l’instar de Jean Prouvé, de contribuer à son usage afin d’améliorer à la fois le métier qui intègre la machine dans sa pratique et la qualité de ce qu’elle produit. Et nous verrons plus tard l’exemple du designer textile Minagawa Akira qui illustre magnifiquement cette situation.

Pour avancer, je vais porter notre regard sur trois aspects relatifs et communs aux métiers d’art et au design, dont j’ai déjà parlé, et qui me semblent fondamentaux pour la structure et la conduite de la chaire : la tradition, l’irrégularité, et le moment.

3.2 La tradition

Il faut bien être conscient que les métiers d’arts fabriquent des objets de très grande qualité parce que l’exigence du métier le demande et parce que son environnement le permet.

3.2.1 L’exigence

L’exigence de la profession le demande, car celle-ci est sensible à la beauté de l’œuvre et de son maniement, et en revendique l’importance. Elle reconnaît le talent, bien sûr, mais n’en demande pas moins une attitude.

3.2.2 L’environnement

Son environnement le permet, car c’est lui qui porte la tradition dans laquelle s’inscrit le métier d’arts. La notion de tradition que j’utilise ici est directement inspirée des écrits du penseur japonais Yanagi Soetsu, qui le décrit comme un environnement constitué d’une culture, d’une dynamique collective, et d’une vitalité centrée sur un savoir-faire. Une tradition n’est en rien statique. Bien au contraire elle se nourrit de ses expériences et des quotidiens individuels pour continuer à faire évoluer la collectivité.

Pour revenir au métier d’art, même si son exécution est parfois individuelle et que celui-ci trouve une certaine liberté d’action et de création dans son atelier, la pratique au sens large, elle, est plongée dans un environnement culturel et socio-économique qui lui permet d’exceller. Le métier d’art trouve sa force et son excellence parce qu’il s’inscrit dans une tradition.

Yanagi14 nous apprend justement que la beauté et la grandeur produites des mains de l’artisan d’art ne sont pas du simple fait de ses propres compétences (le pouvoir individuel), mais aussi de ce que son environnement lui apporte (le pouvoir au-delà [de la maîtrise individuelle]).

3.3 L’irrégularité

Avant de continuer, je voudrais faire une petite parenthèse sur la philosophie japonaise, qui s’est développée à la croisée de la pensée bouddhique et de la phénoménologie15. Ayant passé environ 10 ans dans ce beau pays qu’est le Japon, dont mes années de recherche doctorale, cette philosophie, ainsi que la pensée japonaise en général, m’a beaucoup inspiré et aidé à réfléchir sur notre relation affective au monde tel qu’il est vécu, et sur l’expérience de la beauté dans les pratiques du quotidien. Les références à la littérature japonaise que je vais citer ici sont donc fondamentales dans la construction de ma réflexion sur le design et sur le quotidien.

Pour projeter cette parenthèse au-delà de ma propre expérience, j’espère pouvoir donner ici une nouvelle dimension à la coloration du design. Rappelons-nous le design est coloré, riche d’une grande variété de pratiques. Il est également riche d’une grande variété de cultures, ce qui se reflète mal dans la littérature et le discours du design actuel, très teintés de culture occidentale. Opérer un décentrage culturel du design, par son exposition à des visions du monde basées sur d’autres pensées et cultures, peut permettre un élargissement de la vision du monde par lequel le design opère. Ce positionnement manifestement post-colonial envisage la formation de perspectives et d’approches plus pertinentes pour des sujets auxquels le design peut contribuer de façon effective. Il va sans dire que la chaire soutiendra cet effort d’enrichissement culturel du design, bien au-delà de celui proposé par la culture japonaise.

Revenons donc aux métiers d’art et au design, qui reconnaissent la force et l’importance du geste dans ce qu’il exprime d’humain, dans ce qu’il exprime au travers de son imperfection.

Pour comprendre l’enjeu de cette notion – l’imperfection –, reprenons la notion de perfection et de ce que nous en dit Yanagi Soetsu14. Il la décrit comme une fermeture puisqu’il n’y a plus rien à changer. C’est parfait ! Elle est statique et finale, sans horizon de transformation possible. La fin de l’histoire. L’absence de liberté. À elle s’oppose l’imperfection, qui invite au changement, à une possibilité de transformation, et donc à une forme de liberté. Mais Yanagi ne se satisfait toutefois pas de cette forme de liberté, qui est en fait l’obligée de l’imperfection, elle-même posée par opposition à la perfection. Il nous invite alors à dépasser cette dichotomie affirmant que ce qu’il appelle la « beauté vraie » (奇数の美 – kisuu-no-bi) est dans une totalité non-dualistique – nous évoluons ici dans une pensée bouddhiste. Il suggère alors que cette beauté émerge de ce qu’il appelle l’irrégularité (歪み – yugami), lorsque l’imperfection s’identifie à la perfection et qu’il « demeure quelque chose d’inexpliqué » (不定形 – futei-kei). Yanagi l’exprime ainsi14 : « L’amour de l’irrégulier est le signe d’une quête fondamentale de liberté ».

3.3.1 Le geste

Une telle irrégularité peut être l’expression du geste, celui de l’artisan d’art par exemple. Mais il nous faut penser également l’outil et l’usage, autres moments d’interaction et d’appropriation.

3.3.2 L’outil

Hamada Shōji, grand céramiste japonais devenu Trésor national vivant en 1955, avait un four capable de contenir environ dix mille pots. Quand il lui a été demandé le besoin d’un tel four, il a répondu qu’il serait en mesure de contrôler complètement un four de plus petite taille, et qu’il en serait alors le maître et le contrôleur. Avec ce grand four, le « pouvoir individuel » s’affaiblit si bien qu’il ne peut pas maîtriser le four, et que ce qu’on avait appelé le « pouvoir au-delà » est nécessaire pour obtenir une bonne pièce16. Il veut donc travailler avec une grâce venant de ce pouvoir au-delà, et non vers une perfection que sa maîtrise imposerait.

Cette idée de pouvoir au-delà et d’irrégularité, chère à la beauté et à l’éthique exprimée par Yanagi, se retrouve également dans le travail de Minagawa Akira. Minagawa pousse la broderie industrielle aux limites de ses capacités mécaniques, afin de fabriquer des imperfections implanifiables et à priori inattendues, c’est-à-dire une forme d’irrégularités, source d’une beauté unique et poétique. Minagawa nous dit lui-même : « je veux que le tissu transmette la sensation que j’expérimente moi-même lorsque je fais des croquis. Les motifs brodés que je crée n’utilisent pas seulement le fil pour coudre le motif, ils réalisent un relief en trois dimensions par chevauchement des points de couture les uns sur les autres, perçant le tissu aléatoirement tout en restant fidèles à la lumière et à l’ombre de mon ébauche originale. Cette façon de faire de la broderie sans règle fixe donne la sensation de lignes dessinées à la main. »

Chez Minagawa, comme chez Hamada, c’est le couple designer-outil qui rend possible cette irrégularité en tant que nouvel artisan inscrit à la fois dans une tradition (céramique ou textile) et dans l’ingénierie industrielle.

Il y a quelques années, j’ai eu l’occasion d’explorer encore cette relation designer-outil au cours d’un projet avec l’un des étudiants, Yamada Shigeru, que j’accompagnais pour son diplôme de master à l’Université de Technologie d’Eindhoven. Nous avons fabriqué des objets de la cérémonie du thé japonaise en impression 3D basée sur des modèles paramétriques. Il s’agissait pour nous de travailler sur la vitesse d’impression de la machine pour que sur celle-ci s’associe avec un pouvoir au-delà. Ces objets ont été imprimés à la vitesse standard, puis 2, 3, 4, 6 fois plus vite. L’évaluation faite par plusieurs maîtres du thé nous a permis de conclure que l’objet imprimé à une vitesse d’impressions doublée rendait justement une esthétique de l’irrégularité appréciée par ces maîtres du thé17.

3.3.3 L’usage

Mais cette irrégularité, si elle offre la liberté et la possibilité de transformation, doit également se manifester dans l’expérience de l’utilisateur. Sans cela, le quotidien serait un vécu sans étonnement, sans possibilité de changement et donc sans liberté. Pour que le quotidien vaille la peine, il faut que ce que le philosophe Bruce Bégout appelle le processus de quotidianisation18 soit accompagné d’irrégularités se logeant dans l’habituel ou dans l’attendu, ce que George Pérec appelle l’endotique19. Et alors le quotidien devient un moment en évolution permanente, et un espace d’imagination, de création et de liberté.

Si l’on s’intéresse à l’irrégularité dans l’usage au quotidien, nous vient alors trois concepts que je n’aurai malheureusement pas le temps de développer aujourd’hui, au travers desquels nous pouvons observer cette irrégularité :

  • dans la qualité structurelle et physique de l’objet, nous parlerons de micro-considération, concept proposé par le designer Fukusawa Naoto20 ;
  • dans ses qualités interactionnelles, nous parlerons de micro-friction, concept proposé par la professeure en design et interaction homme-machine Anna Cox21 ;-
  • et dans ses qualités expérientielles, nous parlerons de détails (es)sentiels22, concept que j’ai développé conjointement avec Eva Deckers et Michael Restrepo il y a une dizaine d’années.

3.4 Le moment du design, le moment de l’usage

Il y a donc deux moments dans lesquels l’irrégularité peut offrir des opportunités de transformation : le moment du design et celui de l’appropriation. Et c’est sur ces deux notions que je voudrais conclure cette réflexion sur le design.

3.4.1 Le moment du design

Ces deux moments donc, celui du design et celui de l’appropriation sont des moments de création. Et l’artefact, proposé puis approprié, fait lien entre ces deux moments. Pour le design, c’est donc un rôle essentiel, social et humaniste que de proposer les conditions pour la création au sein de l’usage, c’est-à-dire pour l’appropriation.

La position que je prends dans les projets et dans la recherche est de défendre et structurer cette idée précise selon laquelle le designer doit penser l’humain essentiellement par sa capacité d’appropriation et de création de son environnement, et par sa capacité de réflexion et de prise de décision responsable. Chose qui n’est pas triviale et pas toujours partagée quand on entend ce qui est prescrit suite à des « tests utilisateurs » ou sous le nom parfois malheureux de « bonne pratique utilisateur ».

Pour cela il faut deux choses. L’une a déjà été longuement discutée. Il s’agit bien sûr de l’irrégularité qui permet la réflexivité et le choix. L’autre est ce que j’appelle le vide artéfactuel, concept également inspiré de la philosophie japonaise, qui dénote l’espace d’opportunités offert à l’utilisateur. Le vide artéfactuel correspond donc à l’idée que l’artefact se doit d’ouvrir des possibilités d’appropriation, qu’il médiatisera via l’irrégularité. C’est dans ce vide artéfactuel que l’appropriation prend forme.

Fidèle à l’histoire du design et des métiers d’art, la chaire revendiquera avec force cette proposition sociétale de ses pratiques et de leur production. Cette proposition se fonde sur les considérations premières de la capacité que chacun a de créer, de la nécessité d’un collectif et d’une tradition toujours en évolution pour avancer ensemble, et d’un impératif catégorique jonassien d’une vie sociale, écologique et responsable23.

Consciente de produire et de disséminer des propositions dans un contexte complexe et au travers d’une pratique toujours en instabilité durable, la chaire continuera sans relâche à garder sa production ouverte au questionnement de tous, à commencer par elle-même.

3.4.2 En pratique

En pratique, il s’agira d’abord de clarifier davantage le rôle et la manière du design dans le moment de sa propre pratique, hors et pourtant lié à celui du quotidien. Cet effort amènera à poser une pratique réflexive du design, et d’en questionner les implications anthropologiques, humanistes, sociales, écologiques, politiques et philosophiques.

4 Programme

//où la chaire entend devenir un acteur sociétal par le design, pour la formation, la recherche, et l’engagement social

Maintenant que nous nous sommes positionnés sur la pratique du design, il ne nous reste plus qu’à souligner les éléments programmatiques de la chaire.

Au sein du CNAM, la chaire met en avant des démarches de formation et de recherche au travers du design, des métiers d’arts et de la culture. Elle a pour ambition de créer et développer des collaborations en formation, en recherche et en projet au sein du CNAM et hors du CNAM, en France, en Europe et à l’international. Elle ambitionne donc d’être une actrice d’un écosystème qui dépasse le CNAM et qui dépasse le design, et qui prendra pour horizon la possibilité d’une transformation sociétale du quotidien, au travers de celle des pratiques du design et des métiers d’arts.

La chaire dialogue avec de nombreuses institutions de formation, et s’inscrit entre autres dans la dynamique du Campus des Métiers d’Arts et du Design. Une des visions majeures portées par la chaire tend à la confirmation d’un continuum possible tout au long de la formation initiale des métiers d’arts et du design, du CAP au doctorat, et de la formation tout au long de la vie. Une attention particulière à ce sujet, et chère à mes yeux, est portée sur l’idée fondamentale et très CNAMienne qu’il faut apprendre à apprendre.

La chaire contribue à la recherche en design et dans les métiers d’art, de la culture et de la création, à l’intersection de considérations épistémologiques, artisanales et industrielles, sociétales et écologiques. Cette recherche est située et engagée au travers de la pratique. La chaire propose donc et promeut une recherche au travers de la pratique, c’est-à-dire une recherche impliquant la pratique dans l’activité de recherche, et non pas attenante à la recherche. Elle invite à des approches pragmatiques, basées sur une pratique réflexive10.

La chaire s’engage de plus dans des projets dont l’apport sociétal est clair. Historiquement, les propositions du design ont toujours contenu une dimension politique, et la chaire entend porter cette considération au centre de ses questionnements et de ses travaux.

Enfin, la chaire se veut constructivement provocatrice. Tout en questionnant et proposant des possibilités de transformations sociétales par les pratiques, elle s’attache à questionner ses propres questionnements, ses propres propositions et ses propres pratiques.

5 Aedh Wishes for the Cloths of Heaven

Pour finir, je voudrais consacrer ce dernier moment pour remercier mes professeurs et collègues, ceux qui m’ont permis de m’inscrire petit à petit dans une tradition qui je crois a été décrite tout au long de cette leçon. C’est dans le cadre de cette tradition que j’ai évolué et grâce à laquelle je me tiens devant vous aujourd’hui. Et cette tradition s’exprime le mieux, je pense, par un poème de William Butler Yeat24. Je le reprends aujourd’hui, car il est devenu progressivement à la fois le symbole et l’expression de cette tradition pour nombre d’entre nous, et c’est profondément mon vœu que de pouvoir continuer à faire avancer cette tradition au travers de la Chaire de design Jean Prouvé.

Had I the heavens’ embroidered cloths,
Enwrought with golden and silver light,
The blue and the dim and the dark cloths
Of night and light and the half light,
I would spread the cloths under your feet:
But I, being poor, have only my dreams;
I have spread my dreams under your feet;
Tread softly because you tread on my dreams.

Si j’avais les voiles brodés du ciel,
Ouvrés de lumière d’or et d’argent,
Les voiles bleus et pâles et sombres
De la nuit, de la lumière, de la pénombre,
Je les déroulerais sous tes pas.
Mais moi qui suis pauvre et n’ai que mes rêves;
Sous tes pas je les ai déroulés;
Marche doucement, car tu marches sur mes rêves.

Je vous remercie.

6. Bibliographie

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