L’enseignement du design et des métiers d’art a significativement évolué ces dernières années. Si la création du DNMADE en est probablement le porte-drapeau, l’augmentation des thèses et des HDRs liées à la recherche en design, le développement de masters dans plusieurs institutions en sont d’autres éléments significatifs. L’évolution du public apprenant est aussi remarquable. Depuis la création du DNMADE, il semble par exemple y avoir une augmentation importante du nombre relatif d’étudiant.e.s venant du baccalauréat général par rapport au celui venant baccalauréat ST2A pourtant dédié à ces études. On note aussi l’accroissement statistiquement non-négligeable et sociologiquement bruyant des premiers de la classe (pour reprendre l’expression de Jean-Laurent Cassely), c’est-à-dire des diplômés de filières plus classiques, qui reprennent une formation dans un métiers d’art. Il est donc bon de réfléchir régulièrement sur ces évolutions et d’inviter l’ensemble des perspectives engagées de le faire.
Il m’est donc opportun d’exposer ici une perspective à laquelle j’adhère, tout en soulignant que la pluralité des perspectives est une force en design, et un atout dans son enseignement. La multiplicité des perspectives est de fait constitutive du design et de ses pratiques. Comme nous le rappellent la professeur en design Alethea Blackler et ses collègues, l’ambition de vouloir définir le design est une vieille aventure et semble être une interminable discussion au sein de ses communautés. Si elle paraît alors être une quête inatteignable, et probablement naïve, elle est toutefois très utile. Elle nous permet d’entretenir ensemble, au sein des communautés du design et entre celles-ci, un dialogue constitué d’une multitude de perspectives, d’une richesse de désaccords constructifs, et de propositions toujours mises au défi et renouvelées. Cela nous permet alors de faire avancer ces perspectives, et de comprendre comment elles peuvent contribuer aux pratiques du design, et donc au domaine du design et des métiers d’art dans son ensemble, et bien évidemment à son enseignement. La multiplicité des perspectives et les dichotomies qu’elles créent ne sont donc pas qu’une force pour la recherche et la réflexion sur le design et les métiers d’art, elles le sont également pour leurs pratiques professionnelles et pour leur enseignement.
Le philosophe du design Johan Redström nous montre d’ailleurs que le design est fondamentalement et historiquement structuré sur des dichotomies. Pour penser son enseignement, nous nous intéressons entres autres aux relations dichotomiques entre méthodes et pratiques qui prennent forme entre la salle de cours et l’atelier, entre quotidien et enjeux globaux qui différentient le design pour l’expérience et le design de système, entre arts et industrie qui impactent les ingénieries sous-jacentes.
Ces dichotomies sont des lieux de frictions qui invitent le design à questionner en permanence son positionnement et son action. La pratique du design est donc fondamentalement réflexive. Comme pratique située dans un contexte complexe et toujours changeant par cette pratique même, le design est insaisissable. Autrement dit, et en complétant les propos de Johan Redström, le design est complexe et coloré, c’est-à-dire riche de sa variété de pratiques, résilient et apprenant, engagé et transformant.
Ces couleurs du design ainsi révélées induisent la possibilité une grande variété d’approches pour l’enseignement du design et sa nécessité de pouvoir toujours évoluer. J’ai eu la chance dans mon parcours de faire l’expérience de plusieurs approches, de plusieurs logiques, qui visent différentes pratiques de design qui trouveront leur place dans différents lieux de la société et de l’industrie. Mon parcours explique en effet en partie mon positionnement. J’ai étudié et travaillé dans le domaine du design pendant de nombreuses années dans 4 pays sur 3 continents (France, Canada, Japon, Pays-Bas), le plus souvent aux frontières interdisciplinaires entre le design et l’ingénierie, le management, les sciences cognitives, les sciences de l’information et de la communication, ou les métiers d’arts. J’ai fait l’expérience d’enseigner le design dans des formats, des contextes et des traditions académiques et industrielles différents, au travers desquels je retiens une force dans chacun de ces lieux et une richesse dans leurs différences.
Le paysage français, dans lequel je suis depuis peu revenu, semble intégrer cette diversité. Ce qui marque en premier lieu est en fait l’écartèlement que subit le projet national de la formation en design et métiers d’art. Quatre ministères au moins gèrent une formation en design et métiers d’art. Autant de focales institutionnelles qui impactent la formation et les pratiques par des forces disparates, parfois contradictoires. Et tant mieux!, car le design est cette variété.
La volonté d’harmoniser, et l’idée même d’une harmonisation sont à mon sens une erreur et une mécompréhension de ce que peut être le design. Encore une fois, la variété des enseignements, des approches, des visions du design mises à disposition des apprenants eux-mêmes venants d’horizons différents ne peut être qu’une force pour le développement des métiers liés au design et aux métiers d’art.
Il y a alors cinq points auxquels il va falloir prêter attention dans les développements à venir des formations en design et métiers d’art.
Il faut d’abord s’assurer de la grande variété des pratiques en design et métiers d’arts. Tous ont en commun l’ambition d’une transformation de la matière. Mais la nature des matériaux, les techniques de transformation et les visions engagées dans leurs pratiques peuvent varier. La pluralité de l’enseignement permet l’expression de la pluralité des perspectives. Une harmonisation des formations induirait un appauvrissement des pratiques. L’objectif d’une communauté enseignante et apprenante est de mettre en valeur cette variété. On peut déjà différentier les formations en design dans les écoles des métiers d’arts et du design (e.g. Ensaama ou Lycée Renoir), de celles ayants lieu dans les écoles du ministère de la culture (e.g., Ensad et Ensci), et celles enfin ayant lieu lieux dans les écoles plus orientées vers l’ingénierie (e.g. UTC ou CY école de design). Il faut également différentier la formation professionnelle et la formation académique. Elles n’ont pas les mêmes contraintes ni les mêmes ambitions. Dans ce sens, tenter d’aligner toutes les formations du supérieur à un parcours LMD est contre-productif pour le design et les métiers d’art. De façon peut-être simpliste, une formation professionnelle devrait viser en premier un savoir et un pouvoir de la main, une formation académique ceux de la réflexion critique.
Bien évidemment, cela n’implique pas que les apprenants doivent choisir strictement l’un ou l’autre. Des ponts entre les formations sont une force supplémentaire pour chacune des formations. J’ai déjà mentionné ces diplômés du monde académique qui reprennent des études en formation professionnelle. Cela devrait être également possible dans le sens inverse. Parmi les meilleur.e.s étudiant.e.s avec lesquel.le.s j’ai travaillé à l’Université de Technologie d’Eindhoven aux Pays-Bas, une quantité non négligeable venait d’une formation professionnelle. Des mains compétentes et une tête pensante sont ce que l’on peut espérer de mieux pour un artisan ou un designer.
Si elles sont pensées et organisées correctement, ces formations peuvent être également suivie en parallèle, l’une venant en complémentarité de l’autre. Ainsi, la possibilité d’organiser une double-diplômation offre une véritable opportunité d’apprentissage riche et complet aux apprenants. Le Cnam et des écoles engagées dans la formation en DSAA travaillent aujourd’hui à la mise en place d’un double diplôme qui proposera aux étudiants qui le souhaitent de compléter leur formation en DSAA par des enseignements du Cnam en parallèle. Cette structure leur permettra à la fois de valoriser leur formation professionnelle au travers du DSAA et leur formation académique au travers du master design du Cnam.
De plus, la formation initiale en design et métiers d’art devrait clairement pouvoir commencer en CAP et finir en DSAA ou master en formation professionnelle, et en doctorat en formation universitaire. La formation continue est elle aussi multiforme, dont le GRETA CDMA est la probablement la forme la plus visible. La structure globale de la formation a donc deux défis temporels : assurer la continuation de la formation initiale et permettre à tous de repasser par une formation au cours de la carrière professionnelle. Assurer la continuation de la formation suggère simplement qu’une personne débutant un CAP devrait connaître et avoir confiance dans l’existence et dans la faisabilité d’un chemin lui permettant d’atteindre le DSAA ou le doctorat. Une formation coupée en morceaux disjoints ne devrait plus être acceptable. Tout professionnel du design et des métiers d’art devrait de plus pouvoir revenir en formation, qu’il s’agisse d’artisans souhaitant suivre une formation en ingénierie culturelle ou en entreprenariat lié à l’artisanat; qu’il s’agisse de designers souhaitant suivre une formation de remise à jour des outils et techniques liés à leur domaine ou une formation en recherche en design; qu’il s’agisse d’un enseignant en design et métiers d’art souhaitant mettre à jour ses connaissances et ses outils pour la formation et éventuellement pour acquérir de nouvelles possibilités d’évolution de carrière. Nombreuses sont les raisons pour lesquelles il ne faut plus penser la formation en design et métiers d’art de façon séquentielle, mais l’envisager comme un continuum sur l’ensemble du spectrum de la formation initiale, elle-même étant un déploiement se prolongeant tout au long de la vie.
Enfin, il faut continuer à ouvrir les formations. Cela passe bien évidement par des formations en alternance comme une des possibilités offertes à la formation dans les métiers d’arts et du design. Multiplier les formes de formation ne fera qu’enrichir les apprentissages et donc les pratiques.
Cela passe également par l’internationalisation des formations. L’ouverture culturelle et technique qu’offre l’internationalisation bilatérale, c’est-à-dire avec l’envoi d’apprenants à l’international et l’accueil d’apprenants internationaux, impacte à la fois à la fois la qualité de la formation et le développement professionnel, intellectuel et culturel des apprenants. Cela passe enfin par des parcours mutualisés de formation. Un apprenants en métiers d’art travaillant sur du métal et souhaitant recevoir une formation technique sur les différant métaux devrait pouvoir le faire là où le savoir technique est central, e.g., dans une école d’ingénieur. Et du fait que cette formation vient enrichir sa formation initiale, elle devrait être comptabilisée dans sa formation d’artisan, dans son école d’origine pour le diplôme qu’elle délivre. Inversement, un étudiant en ingénierie textile devrait pouvoir suivre une formation en art textile ou mode qui serait intégré dans sa formation technique. Cela implique un effort d’ouverture et de mutualisation des ressources de formation, au service de l’apprenant et de son développement professionnel, intellectuel et culturel.
À un moment où l’effort d’une réindustrialisation doit se conjuguer avec des enjeux écologiques et des défis de vitalité culturelle, les métiers du savoir-faire ont le double défi de contribuer aux enjeux économiques, écologiques et culturels d’une part, et de revaloriser le savoir de la main et la connaissance technique et matérielle d’autre part. Là où l’éclatement de ces formations pourrait être considéré comme une faiblesse, autant dans leur structure administrative que dans leurs formes pédagogiques, je le soutiens comme une force potentielle entretenir et travailler. La pluralité des disciplines engagées dans ces pratiques, la pluralité des pratiques et de leur contexte de déploiement, et la complexité dans laquelle elles évoluent sont tous autant d’arguments pour revendiquer la multiplicité des formations et des formes de formations, et pour promouvoir une cohérence de cette multiplicité au travers de parcours riches verticalement (du CAP au doctorat) et horizontalement (entre formations artistiques et techniques). L’harmonisation est un danger pour les formations aux métiers d’arts et au design. C’est une intelligence collective entre les institutions, permettant la richesse d’une diversité cohérente et entrelacée, qui donnera toute la place aux formations aux métiers d’arts et du design, lesquelles joueront alors un rôle significatif dans les défis industriels, économiques, écologiques et culturels de notre temps.